Conséquences de la déficience visuelle sur le développement de l'enfant
Tout déficit sensoriel a des conséquences sur les interactions de l'enfant avec son environnement. Différentes compétences présenteront des particularités dans leurs construction ; ce sera notamment le cas au niveau moteur, affectif, cognitif... Dans le cas de la déficience visuelle, les incidences sont extrêmement variables. Elles sont dépendantes non seulement du degré d'atteinte, de la présence de troubles associés (souvent retrouvés avec l'atteinte visuelle), mais aussi des spécificités propres à l'enfant et à son entourage. Nous avons tenté de recenser ici certaines caractéristiques du développement de l'enfant porteur d'un handicap visuel susceptibles d'intéresser l'orthophoniste prenant en charge un enfant malvoyant ou aveugle. Toutefois, la littérature s'intéressant majoritairement à la cécité, nous n'avons que peu de données concernant la malvoyance. Certains aspects du développement de l'enfant aveugle pourront toutefois s'appliquer, souvent dans une moindre mesure, au développement de l'enfant malvoyant.
Quelques aspects posturo-moteurs
L'absence de vision rend difficile pour l'enfant aveugle l'appropriation de l'environnement. Le mouvement, en absence d'imitation visuelle, est freiné. Ainsi, le développement tonique, postural et moteur de l'enfant atteint de cécité est souvent perturbé. Si son tonus est équivalent à celui de l'enfant voyant lors des deux ou trois premiers mois, l'absence de stimulation visuelle n'encourage pas le redressement spontané de la tête. On observe alors un effondrement tonique à cette période de vie.
Par la suite, c'est tout le développement posturo-moteur qui connaîtra un décalage temporel. Certaines postures (comme la position assise) ou la marche se verront retardées. En effet, la privation de vision ne permet pas l'anticipation et est souvent source d'anxiété pour l'enfant. Les changements de posture se feront également plus rares, car ils sont la source d'un déséquilibre insécurisant pour l'enfant. Un accompagnement de l'adulte rassurera le bébé dans ces mouvements, et lui permettra de les maîtriser pour qu'il puisse ensuite les expérimenter seul.
Les divers travaux de recherche synthétisés par Hatwell sur ce sujet nous permettent de présenter des repères sur les âges d'acquisition des différentes postures de l'enfant aveugle.
Chez l'enfant malvoyant, les conséquences de la déficience sur la motricité seraient sujettes à d'importantes variabilités interindividuelles. Le type d'atteinte visuelle conditionnerait également la posture et les déplacements. Par exemple, une atteinte du champ périphérique sera plus pénalisante qu'une atteinte de la vision centrale en raison de son rôle dans la vision de l'espace et des mouvements.
Les mains
La vue des objets qui l'entoure suscite le bébé tout-venant à aller les découvrir Dans le cas d'une altération de la vision, l'enfant n'a que peu d'incitation à explorer tactilement ce qui est situé en dehors de son périmètre visuel. Les mains du nourrisson sont alors elles aussi qualifiées d' "aveugles", en raison du peu d'exploration qu'elles initient jusqu'à 6-7 mois.
Par ailleurs, la coordination oculo-manuelle, qui permet à l'enfant d'attraper et de ramener vers lui des objets qu'il voit près de lui, ne peut se mettre en place chez les enfants aveugles. Pour l'enfant malvoyant, les difficultés de coordination entre le regard et la main engendre souvent une maladresse gestuelle et une lenteur dans l'exécution du mouvement. De ce fait, les activités manuelles nécessitant un rétro-contrôle visuel viennent compliquer les activités de motricité fine, comme le graphisme, et donc plus tard l'écriture.
Les blindismes
Les enfants aveugles ou sujets à une malvoyance importante peuvent présenter une spécificité comportementale particulière : ce sont les blindismes. Ils se présentent sous la forme de stéréotypies motrices ayant pour fonction l'auto-stimulation. L'enfant peut alors agiter ses mains devant ses yeux, avoir des mouvements de rotation de tête, ou alors mettre les poings sur ses paupières, cette dernière action générant des sensations de lumière. D'autres stimulations sensorielles sont parfois retrouvées, sous la forme d'écholalie, de balancements... On les retrouverait fréquemment chez le nourrisson, jusqu'à l'âge de 6 ou 7 ans où ils auraient tendance à décliner.
Ces comportements sont à connaître et à identifier comme tels le cas échant, car, comparables aux stéréotypies autistiques, ils conduisent parfois à des diagnostics erronés. Ils ne sont toutefois pas à encourager car, suffisants pour stimuler l'enfant, ce dernier peut s'enfermer dans ces comportements et se détourner des sollicitations sociales et environnementales.
Les interactions précoces
Le rôle de la vision dans les interactions mère-enfant.
Le lien créé par les parents et leur enfant via le regard est décrit par H. et M. Papousek (cité par E. Sampaio, 1989) comme un régulateur prédominant de la communication dès les premiers mois de vie. Ce regard s'inscrit dans une dynamique de communication, à travers laquelle interviennent également conjointement le corps et la voix (la mère parle à son enfant, l'enfant lui répond d'abord sous forme de babillage, qui d'abord rudimentaire dans les premiers mois, va peu à peu évoluer et s'enrichir.)
Lorsque le lien visuel est altéré ou absent, c'est alors la régulation des émotions et l'attention demandée à la mère via ce canal qui sont corrompus.
Par conséquent, la mère peut, selon certains auteurs, avoir des difficultés à réguler son comportement face à l'enfant déficient visuel. Fraiberg (1968, 1977, citée par Rondal et Comblain, 2001) signale que, ne sachant interpréter les signes envoyés par l'enfant (souvent par des mouvements manuels chez les enfants aveugles), les réactions maternelles sont parfois différentes de celles portées à un enfant tout-venant. Dans certains cas, selon R. Beylier (1999), l'absence de regard dans les échanges peut décourager la mère, qui, ne se sentant pas investie comme telle, va diminuer les stimulations apportées à son enfant.
Le sourire et les expressions du visage.
D'autre part, le sourire ne s'instaure pas de la même manière chez l'enfant déficient visuel que chez l'enfant voyant. Même s'il apparaît de manière générale au même âge chez les deux sujets (Fraiberg et Freedman, cités par Hatwell, 2003) il ne peut être cependant déclenché chez l'enfant aveugle par la vue du visage, et correspond plus à une réponse à une stimulation vocale ou tactile. Les stimulations kinesthésiques sont d'ailleurs plus à même de déclencher le sourire chez l'enfant déficient visuel. Néanmoins, ce sourire reste principalement un sourire-réponse et non un sourire initiateur d'échange comme il en a souvent la fonction chez l'enfant tout-venant.
L'adulte joue le rôle de miroir pour l'enfant tout-venant : il imite ses expressions, ce qui permet de les renforcer, de les stabiliser. Cet échange instaure déjà des prémices de communication (Danon Boileau, 2011). Or, chez l'enfant privé de vision, cet aspect sera compromis. De surcroît, on observera un amoindrissement de la précision des expressions faciales de l'enfant : la modulation des états affectifs est alors plus difficile, et l'analyse de manière fine par les parents des affects du bébé (curiosité, interrogation...) se voit entravée.
Des voies d'apprentissage altérées...
L'attention conjointe
Même si le regard n'est pas indispensable dans la mise en place de l'attention conjointe (celle-ci peut être auditive par exemple), il en est en grandement facilitateur, et son absence ou altération aura des répercussions sur la fréquence et la qualité de ce moment d'attention partagée.
Le pointage
L'observation d'un petit groupe d'enfants déficients visuels (Mangin et Mérillou, 2008) ne relève aucune tentative de pointage chez les enfants en situation de cécité complète ou partielle. Chez les malvoyants, on assisterait à une légère utilisation du geste de pointer, mais cela reste très occasionnel. Cette rareté voire inexistence serait expliquée par l'absence d'imitation induite par l'altération ou la privation de la vision. De plus, l'enfant dont le champ d'exploration est réduit ne peut pointer un objet qu'il ne perçoit pas.
L'imitation
L'imitation d'autrui peut être restreinte voire empêchée par la privation visuelle. Elle est pourtant un pilier solide dans les apprentissages du jeune enfant, qui lui permettra plus tard d'exprimer ses propres attentes et émotions. Le Bail (cité par Kovarski, 2010) signale que l'enfant déficient visuel est limité dans la reproduction des comportements d'autrui. Cela aurait une incidence sur la communication, et notamment la communication non verbale : la perception de la posture, des gestes, des mimiques sont des éléments primordiaux dans l'échange communicatif, porteurs de sens au même titre que les éléments verbaux. S'ils ne sont pas ou que partiellement perçus, le message n'est pas reçu dans son intégralité, et sa compréhension se retrouve entravée.
Les répercussions de cette altération de l'imitation peuvent également porter sur l'oralité alimentaire des jeunes enfants. En effet, la mastication du bolus est engendrée de manière significative par apprentissage via l'imitation de l'adulte. L'enfant tout-venant n'utilise pas spontanément ses mâchoires pour écraser les aliments. C'est en voyant l'adulte mimer la mastication qu'il va reprendre ce geste et procéder au broyage des morceaux. Chez l'enfant privé de vision, cette perception visuelle du guidage par l'adulte se voit compromise. De même, l'enfant ne peut pas toujours analyser, et donc reproduire le geste moteur amenant la cuillère de l'assiette à la bouche. Cela aura un impact sur le déclenchement de l'ouverture buccale lors de l'approche de la cuillère, qui ne sera pas forcément réalisée, ainsi que sur la prise alimentaire, qui ne sera pas autonome (l'adulte devra emmener la cuillère à l'enfant).
La permanence de l'objet.
Pour Rogers et Puchalski (1988), la permanence de
l'objet via le canal visuel est retardée chez les enfants malvoyants. Les
auteurs font les mêmes observations chez les enfants aveugles. Que ce soit par une modalité visuelle ou auditive, un décalage de l'apparition de la permanence de l'objet de l'ordre
d'un an (15-16 mois pour les enfants aveugles et malvoyants). serait constaté.
D'autres recherches présentent quant à elles des résultats plus optimistes. C'est le cas de celles de Mellier (1992, cités par Guidetti et Tourrette, 1996), qui propose une épreuve auditivo-tactile. Un retard de 4 à 5 mois serait alors rapporté.
- La combinaison des deux modalités serait donc un élément favorable et facilitateur de l'acquisition de la permanence de l'objet pour ces enfants, et limiterait l'écart creusé entre les deux groupes lors de cette acquisition.
Le schéma corporel
L'enfant malvoyant ou aveugle, comme l'individu tout-venant, possède des capacités de proprioception, mais sans vision globale de son corps, son appréhension n'est-elle pas morcelée ?
Abécassis et al., (1993) citant les travaux de Chavarel, notent une
perturbation de la construction du schéma corporel chez les déficients visuels.
En effet, l'enfant, privé des données normalement perçues par l'œil, ne peut
reconstituer son corps que beaucoup plus lentement. Il se base alors
exclusivement sur ses propres expériences
motrices, ce qui induit une conscience moins précise de la localisation des
membres. L'accompagnement de l'adulte dans la construction du schéma corporel
est donc primordiale, afin que l'enfant puisse avoir une perception de son
corps la plus unifiée et précise possible