L'acquisition du langage oral
Phase pré-verbale
Les débuts du développement du langage de l'enfant
déficient visuel suivraient les mêmes étapes que celui de l'enfant tout-venant : Hatwell (2003) note un
babillage équivalent chez les enfants voyants et en situation de handicap
visuel. Néanmoins, quelques dissemblances subsistent, notamment concernant la
durée dudit babillage, qui serait plus longue chez l'enfant aveugle que chez le
voyant. Une écholalie plus persistante dans le temps est également rapportée
par Egan (cité par Bullinger (1984)). Fraiberg, reprise par Markovits (1989)
attribue à cette imitation un rôle d'entrée dans la communication de l'enfant
avec ses parents : elle aurait ici un rôle de contact social. Cependant,
la majeure partie des interpellations vocales de l'enfant aveugle se feraient
en réponse à un événement, et seraient donc plus rares, conduisant à une
impression d'enfant plus calme, plus silencieux.
Toutefois, il est à noter que certains enfants aveugles ne passent pas par des phases de développement, pouvant aborder des phrases de deux-trois mots syntaxiquement bien structurées en l'absence presque totale de babillage. Rowland, cité par Sampaio (1991), fait l'hypothèse que cela reflèterait la « valeur extraordinaire que l'enfant aveugle donne au silence et à l'écoute ».
Le développement phonologique
D'un point de vue phonémique, il serait intéressant de s'interroger sur l'impact de la déficience visuelle sur la production articulatoire des enfants avec un trouble visuel. En effet, l'imitation est aussi facilitatrice de l'apprentissage de la position des différents points articulatoires, notamment au niveau de la langue et de la bouche. Or, comme nous l'avons précisé plus haut, celle-ci est altéré en présence d'un handicap visuel. Cependant, les études ne s'accordent pas sur la prédominance de troubles articulatoires chez les enfants déficients visuels par rapport aux enfants tout-venants. Si certains ne notent pas de différence entre les deux groupes (Hatwell, 2003), d'autres comme Fer. (2010) estiment que les troubles articulatoires sont plus présents chez les enfants déficients visuels.
L'acquisition et le développement du lexique
Certains auteurs mettent en exergue des disparités qualitatives concernant l'acquisition du lexique. Si l'apparition des 50 premiers mots se fait à la même période pour les enfants déficients visuels et normo-voyants, des divergences apparaîtraient dans la continuité de l'apprentissage et dans l'utilisation des entités lexicales. Lewi-Dumont (2011) explique que l'enfant déficient visuel ne perçoit les objets que lorsqu'ils sont sous ses doigts, ou très rapprochés, ce qui lui donne moins d'occasions fortuites de reconnaissance et par là, de dénomination.
Par ailleurs, Fraiberg (1977, citée par Hatwell en 2003) observe un léger retard (deux mois en moyenne) concernant l'apparition d'un mot servant à exprimer un besoin. En effet, même si un enfant aveugle focalisera plus son attention sur ce qui est relié à lui et à ses intentions que sur les objets environnants, il présente souvent des lacunes pour mettre des mots sur ses expériences perceptives, qu'elles soient auditives ou tactiles. A nouveau, la différence d'exploration environnementale entre l'enfant déficient visuel et voyant entre en jeu, et l'auteur émet l'hypothèse que le lexique utilisé par les parents, soumis à l'influence de la vision, limiterait l'enfant dans l'acquisition des mots nécessaires à la description de ses propres perceptions.
En outre, les mots faisant référence à des catégories, plus abstraits, seraient acquis plus difficilement que les mots spécifiques faisant référence à un objet particulier connu. Bigelow (1987, cité par Hatwell , 2003)) explique ce phénomène par la limitation des expériences induites par la cécité, qui compliquerait la généralisation des connaissances à plusieurs objets d'une même catégorie.
Enfin, on remarquerait une plus grande proportion de mots faisant référence à une action chez les enfants aveugles.
- Le verbalisme
Un autre aspect de la particularité lexicale de l'enfant déficient visuel réside dans « l'utilisation de mots ou d'expressions qui ne peuvent avoir de base sensorielle » (Hatwell, 2003). C'est le verbalisme.
En effet, ces mots faisant référence à une perception purement visuelle, comme les couleurs ou le terme « voir », ils ne peuvent être expérimentés par le sujet aveugle. Il y aurait alors une utilisation plaquée de ces termes qui, privés de sens, entraînerait une mauvaise organisation de la pensée. Toutefois, selon Hatwell (2003), le verbalisme ne serait pas que négatif. Il serait au contraire le témoignage de connaissances acquises par l'enfant aveugle grâce aux interactions avec son entourage voyant. Sampaio (1991) montre dans ses études que l'enfant peut même attribuer un sens aux mots proches de celui donné par les enfants voyants.
Le verbalisme n'est donc pas la cause de difficultés cognitives, mais plutôt la conséquence, au vu de la corrélation négative établie par Harley (1963) entre le niveau intellectuel et la fréquence du verbalisme.
Les aspects syntaxiques
De manière générale, les auteurs mettent en exergue un retard significatif dans
l'association de deux mots pour créer une phrase. Un peu plus de six mois
séparent les deux groupes, les sujets aveugles produisant ces courtes phrases
autour de 26 mois.
Lors de la production de phrases syntaxiquement plus longues, plusieurs singularités sont à retenir. Tout d'abord, les pronoms personnels « je » et le « tu » sont fréquemment inversés chez les enfants aveugles de 3 ans. De plus, le « je » non syncrétique, c'est-à-dire désignant la personne qui parle, est acquis en moyenne vers 4 ou 5 ans contre 2,5 ou 3 ans chez l'enfant voyant.
Enfin, Derrier et Fer (2012) constatent que les enfants aveugles « utilisent significativement moins de verbes auxiliaires, et font un emploi plus spontané de la tournure interrogative que les voyants : [...] c'est le moyen d'obtenir une réponse verbale, donc d'être sûr que l'adulte fait attention à lui ».
La pragmatique du langage.
Therond (2010) analyse les précurseurs pragmatiques comme
étant : le contact visuel, l'intérêt au jeu, l'intérêt à la personne, l'attention
conjointe, le tour de parole, la référence conjointe et la régulation du
comportement d'autrui. Nous avons pu observer précédemment que nombre d'entre
eux sont perturbés chez les enfants déficients visuels.
En outre, d'autres particularités sont retrouvées, conférant à la pragmatique un aspect globalement altéré chez cette population.
D'abord, le
langage peut être pour l'enfant présentant un handicap visuel un moyen de
maintenir l'attention et la relation avec autrui, et de vérifier la présence et
la localisation d'un interlocuteur (Derrier et Fer, 2012 ; Perez-Pereira et
Castro, 1992). Ainsi, il est moins utilisé pour initier l'échange et perd de sa
dimension communicative. De plus, les études concernant le développement de la
théorie de l'esprit montre un retard dans l'acquisition de cette compétence. Si
les enfants normo-voyants accèdent à la relativité des points de vue autour de
5 ans, Hatwell (2003) met en évidence une réussite autour de 11 ou 12 ans chez
les déficients visuels. Le fait que ces enfants n'intègrent que tardivement que
leurs interlocuteurs présentent des états mentaux différents des leurs
constitue un frein dans l'adaptation de la communication. Enfin, Perez-Pereira
et Castro (1992) relèvent une plus grande proportion de répétitions, de
routines verbales et d'imitation différée chez les enfants non-voyants, sans valeur
communicative. Les auteurs émettent l'hypothèse que cela joue un rôle dans
l'analyse du discours, en permettant à l'enfant d'en isoler des segments et
ainsi de développer ses connaissances syntaxiques.
Toutefois, grâce aux capacités d'adaptation de ces enfants, les compétences pragmatiques de ces enfants se normalisent progressivement.
Pour conclure, le développement des capacités communicatives de l'enfant déficient visuel et son développement langagier présentent des disparités, aussi bien au sein du groupe des déficients visuels, qu'avec les enfants normo-voyants. Toutefois, les auteurs tendent à s'accorder en faveur d'une normalisation du langage de l'enfant aveugle au fur et à mesure que l'enfant grandit. Les expériences motrices et sensorielles (auditives, ou s'appuyant sur des restes visuels) concourront à l'amélioration des possibilités langagières.